![]() |
En 1912, le Titanic était le plus grand et le plus luxueux paquebot du monde. Et surtout le plus sûr : insubmersible. Or, pour avoir frôlé un iceberg, il a sombré dès sa première traversée. On cherche toujours les raisons précises du désastre. Dernière hypothèse : la fragilité des rivets.
Par Renaud de La Taille
Le 1er septembre 1985, une équipe menée par le français
Jean-Louis Michel et l’Américain Robert Ballard (1) repérait
enfin l’épave du Titanic, qui avait sombré dans l’Atlantique
soixante-treize ans plus tôt, dans la nuit du 14 au 15 avril 1912.
Conformément aux témoignages des rescapés - il
y en eut 705 sur les 2227 passagers et membres d’équipage -, le
paquebot était brisé en deux morceaux, qui gisaient à
700 m l’un de l’autre par 3850 m de fond. L’épave se trouvait à
650 km au sud-est de Terre-Neuve.
Grâce aux moyens de plongée profonde dont on dispose aujourd’hui, la recherche des raisons précises du naufrage pouvait commencer. La cause première de l’accident est connue, et elle est aussi simple qu’un rapport de gendarmerie au lendemain d’un carambolage : « vitesse excessive compte tenu des conditions de circulation ». Remplaçons circulation par navigation. Quant aux conditions, elles sont simples : nuit noire, visibilité réduite à moins de 5W m, route semée d’obstacles, en l’occurrence des icebergs qui ont été signalés par le radio dès l’après-midi du 14 avril :à quelques milles au nord du Titanic, le Californian vient d’avertir qu’il est bloqué par les glaces. La vitesse : 22 nœuds, environ 42 km/h, ce qui est considérable, car ce paquebot géant de 270 m et 46000 tonneaux ne peut virer en moins de 500 m et, à plus de 40 km/h, il lui faut 1,5 km pour s’arrêter. Quand, à 23h30, la vigie signale un iceberg droit devant à moins de 500 m, l’accident est inévitable, le bâtiment ne peut ni s’arrêter sur cette distance ni même virer franchement de bord. Le Titanic finit par s’écarter sur la gauche, mais il frôle quand même l’iceberg, qui racle le côté droit de la coque, sous la ligne de flottaison, sur une centaine de mètres. La secousse a été à peine perceptible. Pourtant, le plus grand paquebot du monde, conçu, dessiné et calculé pour résister au moins trois jours à la pire des catastrophes, sombre en moins de trois heures. Pourquoi ? En juin 1912, la commission d’enquête, présidée par Lord Mersey, suppose que l’iceberg a ouvert une brèche de 90 m de long sur le flanc du paquebot. En 1987, le Nautile de l’IFREMER, un bathyscaphe capable de descendre à 7000 m grâce à sa double coque en titane, plonge trente-deux fois et rapporte toute une collection d’objets du Titanic. Ces explorations permettent surtout de constater que la proue est enfoncée de 15 m dans la vase, ce qui empêche de voir le côté droit de l’étrave, là où s’est produit le choc et où devrait se trouver la brèche. La poupe, elle, est moins enfouie.
En 1991, une expédition russe dirigée par le Canadien Steve Blasco plonge à son tour jusqu’à l'épave à bord de submersibles Mir. Elle rapporte des fragments de la coque, qui est faite de plaques de 3 m x 9 m, épaisses de 25 mm. Soumis à des tests de résilience (résistance à la rupture par choc), ces morceaux se révèlent composés d’un acier très cassant, car parsemé d’inclusions de soufre. Cela pourrait expliquer une brèche importante : les plaques auraient cassé comme de la porcelaine sous la pression latérale de l’iceberg (voir Science & Vie n° 933, p. 108).
En 1996, le Nautile revient sur les lieux du naufrage, muni d’un sondeur acoustique analogue aux appareils à ultrasons dont on se sert dans les maternités pour procéder aux échographies. Grâce à ce sonar, on peut reconstituer le profil d’une structure solide, même cachée derrière des mètres de boue, et en tirer une image assez nette. Mais, quand on tourne l’appareil vers la partie enfouie de l’étrave, on ne trouve nulle trace de l’ouverture béante que l’iceberg était censé y avoir creusée. En revanche, on finit par découvrir sur le côté droit de la coque une série de six fines entailles, bien droites et fort courtes. Ces fissures semblent suivre l’alignement des plaques, ce qui entraîne une nouvelle hypothèse : lors du contact avec l’iceberg, la pression latérale de l’énorme bloc de glace aurait enfoncé les plaques en douceur, et fait sauter par endroits la ligne de rivets qui les raccordaient entre elles sur les bords. Il n’y aurait donc eu ni fracture ni déchirure, mais il se serait produit un entrebâillement des joints entre les plaques (voir Science & Vie n° 957, p. 138). Ce sont donc les raccords entre les plaques qui se seraient ouverts quand les rivets ont sauté. Le seul ennui, c’est que les rivets sont faits pour tenir : même sous la pression de l’iceberg, les plaques auraient dû rester solidaires et se déformer en bloc (n’oublions pas que le navire avait été conçu pour résister au choc contre un récif). Ou alors il faut admettre que les rivets étaient défectueux, ce que l’analyse métallographique semble bien confirmer. Depuis cinquante ans, la coque des cargos ou des pétroliers est constituée de tôles mises en forme et soudées bord à bord. En 1900, elle était faite de plaques rivetées qui ressemblaient un peu à des plaques de Meccano, avec une longue file de trous sur chaque bord. On alignait la rangée de trous d’une plaque au-dessus de la rangée correspondante d’une membrure ou d’une autre plaque, puis on enfilait dans chaque trou une sorte de gros clou à tête ronde, le rivet, dont la tige cylindrique mesurait de 25 à 30 mm de diamètre.
Un effet de pied-de-biche
Lors du rivetage de la coque du Titanic,
chaque rivet, chauffé au rouge, était aplati par martelage.
Si le coup de marteau était trop violent, le bout aplati devenait
fragile. Lors du choc, l’Iceberg a pesé sur une plaque, qui s'est
pliée et qui a agi comme un pied-de-biche sur les rivets : ceux
dont le bout martelé était cassant ont sauté comme
des clous qu'on arrache et les plaques se sont écartées.
ANALYSÉS PAR UN EXPERT SIDÉRURGIQUE AMERICAIN
Chaque rivet était chauffé au rouge, et son extrémité libre était aplatie par martelage après sa mise en place, puis finie au profil voulu à l’aide d’une bouterolle. En refroidissant, le rivet se contractait et enserrait les deux pièces avec une force considérable. Pour obtenir une bonne étanchéité avec ce type de fixation, il fallait que les rivets se suivent de très près tout le long des bords, ce qui assurait de surcroît une liaison fort solide entre les plaques. Or, cette liaison semblait bien avoir lâché sous la pression de l’iceberg, ce qui conduisit à soupçonner la tenue des rivets eux-mêmes. Lors des plongées de 1996, on avait remonté de nombreux fragments du Titanic, dont une paire de rivets sans doute arrachés à la coque, car la partie aplatie avait disparu. On confia les rivets au Dr Timothy Foecke, un expert sidérurgique du National Institute of Standards and Technology (organisme gouvernemental américain, installé à Gaithersburg, Maryland). Avec une scie diamantée, il coupa les rivets en deux dans le sens de la longueur, pour étudier leur structure et leur composition. Il mit en œuvre des moyens d’analyse très fins : métallographie microscopique, spectrographie aux rayons gamma ou réactions chimique en surface.
Le résultat des tests fut clair : ces rivets en fer forgé contenaient une proportion trop élevée de scories, ce qui les rendait fragiles et cassants. Ces scories - ou laitier dans le langage des sidérurgistes - sont des impuretés qui proviennent de la fonte du minerai. Elles renferment surtout des silicates, constituants majeurs des roches, du sable et du verre. Dans un fer forgé de haute qualité, ces scories sont uniformément réparties en longues fibres microscopiques. Tant que leur proportion ne dépasse pas 2 ou 3 %, ces filaments siliceux donnent de la résistance au fer, qui, à l’état pur, est ductile et malléable. Mais, en trop grande quantité, ils rendent le métal cassant, comme le verre ou le silex.
Le microscope révèle les failles
Sciée dans sa longueur, ce rivet
révèle que le fil des inclusions court selon son axe (à
gauche). Au bout du rivet (à droite), le fil tourne brutalement
à angle droit ; cette pliure des fibres crée une zone de
très grande fragilité.
LE TRIPLE DU MAXIMUM ADMISSIBLE
Or, l’analyse des deux rivets du Titanic révéla que les
scories y atteignaient 9,3 %, soit le triple du maximum admissible. De
plus, le Dr Foecke découvrit que ces inclusions étaient réparties
de manière très inégale : elles formaient par endroits
de gros filaments qui constituaient autant de lignes de fracture potentielles.
Et, pour ne rien arranger, la direction de ces fibres - ce qu’on appelle
le fil - changeait brutalement juste avant la zone où le bout martelé
avait sauté, partant soudain à angle droit par rapport à
l’axe de la tige. Des amas de filaments pliés à l’équerre
constituaient indubitablement un point faible critique. Cette pliure se
serait produite quand l’extrémité du rivet aurait été
martelée trop violemment. Les plaques de la coque étaient
donc maintenues par des rivets dont certains étaient d’une extrême
fragilité du côté martelé, et qui pouvaient
lâcher sous une pression un peu forte. La nature exacte des avaries
serait donc enfin connue. En réalité, il faut être
plus prudent : il y avait quelque trois millions de rivets sur le Titanic,
et la défectuosité de deux d’entre eux n’implique pas celle
de tous les autres. Mais il y a tout de même de grandes chances pour
que le cas n’ait pas été unique : il y a pu avoir des séries
de rivets fragiles, et les assemblages de plaques tenus par ces mauvaises
séries se seraient ouverts sous la pression de l’iceberg. Cet été,
une autre expédition doit partir à la recherche d’autres
rivets pour confirmer les premières analyses. Mais, d’ores et déjà,
il semble bien que la métallurgie ait joué le rôle
essentiel dans la catastrophe : après avoir montré que certaines
plaques au moins étaient faites d’un acier très cassant,
on découvre maintenant que les rivets étaient tout aussi
fragiles. Cela peut surprendre, car, à première vue, il n’y
a guère de différence entre un bout de fer de 1900 et un
morceau sorti hier du laminoir. En fait, il y a autant de dissemblance
entre l’acier actuel et celui de 1910 qu’entre un Mirage IV et l’aéroplane
de Blériot...
![]() |
FIN